Chère Jeanne Balibar, vous ne me connaissez pas. Pourtant, nos regards se sont déjà croisés. Le mien un peu plus que le vôtre, sans doute.
Curieuse façon d’entamer une lettre. Peut-être aurais-je mieux fait de ne pas l’écrire, finalement. Mais, quand j’ai appris que, lundi prochain, j’allais vous revoir, après tout ce temps, les souvenirs sont remontés à la surface.
La première fois que je vous ai rencontrée, c’était sur papier glacé. Vous portiez une veste de sport d’un bleu intense et fumiez une cigarette blonde. Vos grands yeux bruns pétillaient de malice. Vous aviez l’air d’une grande dame que les mondanités emmerderaient profondément ou d’une prof d’histoire-géo qui rêverait de danser le French Cancan. En un mot comme en cent, vous aviez l’air ailleurs.
Vous avez cette manière bien à vous d’être déplacée, d’être là où on ne vous attend pas. Sans trop savoir pourquoi, je vous imaginais froide et sérieuse alors que, si j’en crois ce qu’on dit de vous, vous êtes doucement foldingue, voire même carrément à l’ouest. Vous avez conservé – je ne sais par quel miracle – cette part enfantine qui illumine vos grands yeux.
C’est aussi là où je ne vous attendais pas que je vous ai retrouvée quelques mois plus tard. Je vous savais actrice. Je vous découvrais chanteuse. Vous donniez un concert au TNS – Théâtre national de Strasbourg – peu après la sortie de l’album Paramour. Je m’en souviens très bien. Vous aviez cette façon – étrange et pénétrante, dirait le poète – de regarder le public. L’espace d’une soirée, je me suis imaginé que vous n’aviez d’yeux que pour moi. J’étais seul et j’avais peut-être un peu bu. J’ai eu l’impression que vous ne chantiez que pour moi.
Et puis, il y avait cette voix. Votre voix. Une voix d’aventurière qui aurait fait le tour du monde, une voix qui aurait goûté à tous les plaisirs, à tous les interdits, aux victoires, aux défaites, au miel, à l’amertume. Grave, mélancolique, revenue de tout, belle mais légèrement tordue, bancale. Jamais vraiment dans l’axe. Toujours un peu de côté. La perfection est d’un ennui mortel. Mais vos imperfections sont parfaitement charmantes.
Dix ans plus tard, en réécoutant Paramour, le charme opère toujours. Je vous laisse puisque j’en ai déjà trop dit. Et puis j’ai toujours été malhabile à terminer les lettres. Aussi, je vous dis : à lundi…