J’ai interviewé : Arlt

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Arlt, c’est quelque chose de beau et d’étrange à la fois (cf En français dans le texte : Arlt). Un mélange humain et animal. De la beauté qui t’arrive en pleine gueule. Quelque chose d’imprévisible et d’inestimable. A la fois magique et trivial, viscéral et extraordinaire, rétif aux catégorisations et aux définitions faciles. Immense et irréductible. Vivant. Et quand Sing Sing en parle, c’est aussi comme si un grand souffle de vie vous emportait, bien loin des simagrées et des réponses convenues souvent obtenues. Indispensable…
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la musique?
Au départ, sans doute un mélange d’ennui, de colère et de frustration sexuelle. Une vieille guitare inaccordable dénichée au grenier, la volupté d’en tirer des sons, excitants et tordus, rien qu’en posant les doigts dessus au hasard. Une relation physique intense, grandissante, avec ce monstre bordélique de bois et d’acier. Le désir adolescent d’épancher mon égo en formats transportables. La découverte d’une espèce de transe à me livrer sans retenue à la répétition sans fin d’accords trouvés tout seul. L’étonnement de pouvoir chanter (ou presque). L’impression soudaine et saugrenue d’avoir des choses à raconter, d’entrevoir enfin la possibilité d’une forme à donner à un quotidien jusque là terrifiant de discontinuité. L’envie bizarre de se faire des ennemis (on en trouve toujours) et en même temps la joie de trouver là, pour la première fois de ma vie, une possible source d’encouragements. Les premiers concerts dans les bars, flippants, grisants, et les bières gratis. Le sens du grotesque. Le vertige addictif d’aller faire le singe sur une scène. Une espèce d’admiration adolescente pour quelques figures “punk” locales enfin, boudant le travail dit aliéné, montant des groupes, vivant de peu, dont je ne ratais plus aucun des concerts et qui rejoignaient tous les pirates, tous les bandits, tous les apaches, tous les hors-la-loi qui, dans mon imaginaire d’enfant, avaient creusé un certain goût de la liberté. L’influence de quelques disques aussi, évidemment, mais c’est venu dans un deuxième temps, nettement plus tard. Je sais qu’Eloïse chante toute la journée, depuis qu’elle est petite, dans un rapport à la fois très quotidien, très naturel et très “magique” au chant, comme on peut imaginer que chantaient nos grands-mères quand elles étaient jeunes filles, que chantaient les paysannes, que chantaient les gens avant qu’on les fasse taire. Ou bien comme chantaient les princesses malheureuses dans les contes de fées. Elle chantait pour elle, dans la rue comme dans sa chambre ou bien pour les invités, en fin de repas. Elle chantait pour accompagner ses marches, pour accompagner les gestes de chaque jour, d’effort, de jeu ou de plaisir. Elle chantait dans le noir pour éloigner les monstres. En plein jour pour célébrer les choses visibles. Ou bien pour convoquer les spectres. Le chant est devenu chez elle une langue en soi, ou l’ombre d’une langue, je ne sais pas trop. La possibilité d’une parole un peu médiumnique, un truc un peu sorcier bricolé à même le trivial de la vie ordinaire. A ce que j’en sais, elle ne se destinait pas à en faire “un métier”. Elle a commencé par collecter des vieilles chansons, traditionnelles pour la plupart, sans science réelle, sans but précis, à la façon d’une cueilleuse un peu étourdie. Elle les chantait pour ses amis a cappella, pour ses amoureux, pour ses amants. Puis dans les hôpitaux pour les vieillards ou les malades. Et parfois dans les bars, seule, a cappella, ou accompagnée par un musicien de passage (toujours en duo, en dialogue avec une harpe, une trompette, une contrebasse…). Je me permets de parler à sa place : elle a horreur d’avoir elle-même à se poser ce genre de questions.
 
Comment vous êtes-vous rencontrés? 
On s’est rencontrés plusieurs fois. Plus ou moins furtivement (nous avions quelques amis communs). Un soir, nous avons été invités à jouer tous les deux au même programme, au Limonaire (elle chantait de magnifiques chansons médiévales où il était question de meurtres, d’inceste, d’amours contrariées. De mon côté, tout seul à la guitare, je tirais par la queue les chansons que j’écrivais à l’époque et où, également, il était question de meurtres, d’inceste, d’amour contrariées). On s’est revus par hasard dans un bar, où elle m’a proposé de l’accompagner à la guitare pour deux concerts. Elle m’intriguait, je la trouvais mystérieuse, singulière, souvent très drôle et assez imprévisible, tour à tour absente, paumée dans je ne sais quel éther, et puis soudain excessivement intense, électrique, débordante. Bref, elle me plaisait bien. Et c’était un défi pour moi qui n’avais jamais fait “l’accompagnateur”. Je n’ai d’ailleurs pas su rester bien longtemps à ma place et je lui ai proposé d’écrire pour elle. C’est elle qui a alors suggéré qu’on chante à deux voix. Je dois dire aussi qu’à l’époque je n’avais pas de chez moi. De temps en temps, Eloïse m’offrait son hospitalité, et bon, je dormais sur le canapé, quoi. On est devenus amis. Un jour, je parlais tout seul en marchant dans la rue, comme il m’arrive souvent (une habitude que je tiens de mon père). Je veux dire, je soliloque, je marmonne, je m’engueule. Et bien figurez-vous qu’au beau milieu de mon blabla je me suis entendu formuler tout haut que j’étais… amoureux d’Eloïse. J’en ai sursauté sur mon trottoir tellement ça m’a surpris. Je ne sais pas si on peut considérer que c’est une chance que vous avez là mais c’est la première fois que je raconte ça en interview.

Comment définiriez-vous votre propre musique?

Je ne sais pas. Je ne suis pas persuadé que ça lui fasse grand bien à la musique qu’on cherche comme ça, maladivement, à la définir. J’ai bien l’impression qu’elle n’a pas gagné grand chose, la musique, à se frotter à cette passion de ne notre époque pour le pitch et les catégorisations rapides. La musique ça n’est pas de la communication. Pas une valeur marchande qu’il s’agit de définir clairement avec des slogans. Enfin, il semblerait que ça le soit un peu devenu. J’espère qu’on a au moins le droit de trouver ça chagrinant. C’est tellement rétrécissant. Toujours est-il que la musique de Arlt n’est ni tout à fait du rock, ni tout à fait du folk, ni tout à fait de la pop. Ce n’est pas du jazz. Ce n’est pas vraiment ce qu’on appelle communément de la chanson française. Mais je veux bien croire qu’elle bifurque un peu entre tout ça, dans les intervalles, les interstices. Ou parmi les empreintes que tous ces “genres” ont laissé dans mon imaginaire. En tout cas c’est une idée qui me plait. C’est une musique dont la matière est instable. Vous savez, j’écris surtout les chansons dont je suis capable. Mon imagination est limitée, mes moyens techniques également. Je bricole avec ça, donc, avec mes limites. J’aime bien ça. Et avec les bouts d’influences que j’ai, mes bouts de théorie bancale digérée de travers, quelques obsessions personnelles et la vie qui s’en mêle toujours d’une façon ou d’une autre. C’est la première étape. La suivante c’est quand Eloïse s’y frotte et s’en empare, les fait rire ou bien bouder, leur donne leur température. Je crois que nos chansons nous ressemblent. Je leur ai donné ma maladresse, mon effronterie, mon goût du ressassement, mes envies de me bagarrer et d’Eloïse elles gardent ce truc funambulesque, spiralé, bizarrement respiré, ensorcelé, tactile.
Je commençais ma chronique en me demandant ce qu’était une bonne chanson. Alors, vous n’allez pas y échapper. C’est quoi, pour vous, une bonne chanson?
Oh en soi, je n’en sais rien. Il y a mille façons d’éprouver une chanson. Il n’y a pas de règle. Je ne peux pas vous affirmer “qu’une chanson doit être simple, honnête, poignante et sans chichi”. Ou si, je peux. Mais je peux aussi affirmer autre chose avec la même sincérité. Un lied de Schubert, une chanson de Daniel Johnston, un traditionnel écossais beuglé au vent, une chanson fleuve de Ferré, une fantaisie pop; une comptine en deux accords, un vieux blues rudimentaire ou un morceau merveilleusement tarabiscoté de Robert Wyatt…tout ça m’ébranle, m’excite, me console avec la même intensité. Est-ce ce que ça touche les mêmes terminaisons nerveuses à chaque fois, je ne sais pas. J’ai bien peur que décider à l’avance ce qu’est ou pas une bonne chanson revienne à limiter d’emblée l’étendue de nos capacités de réception.

Est-ce qu’il était évident pour vous de chanter des textes en français?
Absolument. J’ai commencé comme ça, naturellement, à articuler du blabla sur des suites d’accords mal joués, dans mon vocabulaire quotidien, sans vraiment me poser la question. Je ne sais pas écrire autrement de toute façon. C’est en français, en tout cas dans mon espèce de français fantôme, un peu hirsute et tout troué, tout lacunaire et hébété, mon petit patois maison, quoi, que me viennent d’emblée les tournures et les formules que j’affectionne.
 

Vos textes témoignent d’un rapport particulier, presque “viscéral”, à la langue française. Dans quoi puisez-vous vos inspirations?
Ah c’est marrant, voyez-vous. On me dit parfois que mon rapport à la langue est “cérébral” (j’ai cru comprendre que c’était un reproche). Vous, vous dites “viscéral” ce qui est à priori le contraire, non? Je dois donc me sentir rassuré. Blague à part, c’est bien, ça me va, cette ambiguïté. Pour moi non plus, je crois que ce n’est pas clair. Je puise avant tout dans l’étonnement de parler. Parce que c’est étonnant, non, de parler? Je veux dire un être humain c’est quoi sinon de la viande qui parle? La parole me tarabuste pas mal, donc, et je puise un peu à toutes ses sources. Babil d’idiot, prières, ritournelles, grands récits et blagues pas drôles, imprécations, manuels de rhétorique et chansons de salle de garde. Hop. Je bricole avec ce que je trouve au hasard des poubelles. Un grand bazar hétéroclite et baroque que j’essaie tant bien que mal d’organiser, de filtrer, de faire tenir dans une forme la plus épurée possible.

Feu La Figure est plus électrique, plus rugueux que votre précédent album. Est-ce que vous l’avez abordé différemment?
Ce n’est pas une réaction au premier disque, qui était cru lui aussi,d’ailleurs, sur un mode plus acoustique mais cru quand même. Les chansons de Feu la figure sont plus ou moins nées sur scène. Dans l’urgence et l’intensité des concerts. On a voulu un disque qui témoigne de ça. Nos guitares sont des instruments rugueux, nos amplis de vrais grille-pains grésillants, et la prise de son est assez sèche et frontale, sans reverb ajoutée, sans trop d’effet. Je n’en tire pas d’orgueil particulier, hein, ça n’est pas un principe de base. J’aime aussi les productions luxuriantes. Nous n’avons pas le culte du sale pour le sale ou de la déglingue pour la déglingue. Mais c’est comme ça. Dès qu’on commence à trop les produire, ces chansons là, à les surcharger, les compresser, les triturer, on perd leur dynamique fondamentale, leur centre et leur raison d’être, on dirait qu’elles sont passées au micro-ondes. Pour qu’elles aient l’air vivantes, il faut les laisser bouger comme elles le réclament.
 

Et l’avenir d’Arlt, vous l’imaginez comment?
On ne veut pas trop se poser la question en terme d’avenir. Là, on essaie de prendre un peu de repos. De se donner le temps de faire d’autres choses, chacun dans son coin. Eloïse vient de sortir un disque avec Eric Chenaux. Elle collabore à divers projets (notamment avec Le Ton Mite ou avec Delphine Dora). Elle apprend à jouer du concertina. Elle fait des photos qu’elle exposera sûrement ou dont elle fera un petit bouquin. Moi je rêvasse encore un peu. En ce qui concerne Arlt, on fait des concerts, on voyage, on rencontre des gens, on essaie de laisser aux choses le temps d’advenir. On compose un peu, lentement, on lâche du leste, on fait des reprises, on revisite notre répertoire avec le percussionniste Ben McConnell. On se pose la question d’orchestrations nouvelles. Avant le prochain album, ce serait excitant de semer des petites choses un peu spontanées, des carnets de recherches, des cassettes, des CD-R, de petites choses qui ne nécessitent pas trop qu’on se foute la pression. Éviter la routine, garder la fraicheur. Rester en mouvement. Voilà le programme.

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