J’ai un beau-père qui est en quête permanente de spiritualité. Vous passez un weekend avec lui dans un gîte vosgien et, sans que vous sachiez trop bien pourquoi ni comment, il se débrouille pour vous emmener dans un monastère bouddhiste. C’est rien de le dire, je ne suis pas un homme de foi. J’ai souvent dit que la croyance était la mort de la pensée. Peut-être suis-je en train de devenir plus sage et plus tolérant à son contact. Mais je trouve sa démarche particulièrement intéressante. A aucun moment, il n’a cherché à me convertir à quelque foi que ce soit. Il manifeste une curiosité sans faille pour des croyances diverses. Il suit son chemin, questionnant sans cesse mais n’affirmant jamais. En cela, je l’admire. Dans une époque où le prêt-à-penser domine, rares sont ceux qui interrogent les points de vue, les confrontent et les traitent avec un égal respect. Nous nous rejoignons sur un certain nombre de valeurs humaines, moi l’athée et lui, le croyant. Comment se sentir mieux dans son corps et son esprit, en paix avec soi-même et avec les autres? Nous avons chacun nos réponses. J’ai le sentiment que, grâce à lui, je comprends enfin quel intérêt la foi peut revêtir. Ceux qui me connaissent bien vous diront que, de ce point de vue, j’ai beaucoup évolué. Si je vous parle de mon beau-père, c’est parce que la quête de spiritualité, c’est aussi quelque chose d’essentiel dans le parcours de l’artiste que je voulais évoquer aujourd’hui, Gonjasufi.
Après avoir grandi dans une famille où la musique occupait une place importante – son père était un grand fan de jazz – dans les années 90, alors que le rap n’est pas encore devenu le business sans âme qu’il est le plus souvent aujourd’hui, Sumach Ecks fait ses armes dans le crew Masters of The Universe. Il se tourne ensuite vers d’autres styles musicaux: le reggae et le rock et commence à jouer une musique rock dans laquelle il insère des samples hindi. Repéré en 2008 pour sa participation à un morceau de Flying Lotus, il est signé par le label anglais Warp. Deux ans plus tard, il sort son premier album sous le nom Gonjasufi, A Sufi and a Killer, sorte d’OVNI musical, entre hip hop, soul, blues, psychédélisme, trip-hop et sonorités orientales. Le disque reflète parfaitement les deux faces de l’artiste. Sans la spiritualité et sans la musique, Gonjasufi affirme lui-même qu’il aurait très bien pu tomber dans la violence. Cette violence en lui, c’est par la pratique du yoga et par la création artistique qu’il l’évacue. C’est aussi ce qui explique les contrastes très poussés entre la noirceur de certains titres et la légèreté de certains autres, portés par une voix rauque hors du commun, qui passe du gémissement plaintif au marmonnement quasi indistinct. Aujourd’hui, il vit dans une caravane quelque part dans le désert de Mojave, il enseigne le yoga, et s’il lui vient l’envie d’exprimer sa rage, c’est en chanson qu’il le fait. Tant mieux pour nous car Gonjasufi est inclassable, rare et précieux. Sa musique est parfois éprouvante, souvent labyrinthique, intense, mystique, c’est une sorte de puzzle hallucinant où des influences improbables viennent s’accrocher les unes aux autres. C’est aussi, à mon sens, une véritable preuve de liberté créatrice. D’ailleurs, le titre de ce second album, MU.ZZ.LE, en français “muselière” témoigne de cette volonté d’émancipation. La muselière, c’est, raconte-t-il, l’histoire de sa jeunesse. Désormais, il est enfin libre de s’exprimer comme il l’entend, de jouer du rap, de la soul ou du blues, s’il le veut, d’aller là où son esprit tortueux le mène sans se soucier outre mesure d’autres considérations. Et quand on entend des petites merveilles comme The Blame ou Feedin’ Birds, en duo avec sa femme, on ne peut que s’en réjouir…