Je ne sais pas ce qui m’arrive aujourd’hui. J’ai le bourdon. C’est venu comme ça, d’un coup, sans crier gare. Une ambiance de travail prodigieusement ennuyeuse, un ciel plus tout à fait bleu, annonciateur de perturbations à venir, il n’en fallait pas plus pour me plonger dans un état de mélancolie songeuse. Mes repères se floutent. Je conjugue à l’imparfait des pans entiers de mon présent. J’ai rendez-vous avec le futur mais il est en retard, ce con. Faudra attendre le prochain train. J’ai l’impression d’habiter dans une maison vide, aux murs détapissés. Dans ces cas-là, j’ai besoin de vider mon sac. Ça sert à ça, un frère, non ? Mais je n’ai pas de frère, je n’en ai jamais eu. J’ai parfois voulu confier ce rôle à un de mes amis, mais le costume était toujours trop grand. Je ne leur en veux pas, c’était impossible, et, s’ils m’ont déçu, c’est que je leur en demandais trop. On ne s’improvise pas frère. Mes succès, mes échecs, mes parents, tout ce que j’ai toujours voulu partager, je l’ai gardé pour moi. Tout ça, je ne l’ai jamais dit. Je faisais le fier-à-bras, je niais l’évidence. L’arrivée prochaine d’un nouvel enfant à la maison m’a ouvert les yeux. Mon fils ne connaîtra pas cette solitude, celle qui m’étreint lorsque je feuillette les albums de famille et que je me vois à chaque page, à chaque âge et sous toutes les coutures. Il ne sera pas seul sous les projecteurs à accaparer tous les regards. Pas seul à porter toutes les espérances et tous les regrets. Est-ce un hasard si la musique d’Eddi Front fait remonter à la surface des sentiments que je croyais profondément enfouis. Allongé sur le divan, j’entame ma musicothérapie.
Elle aussi, apparemment. Au détour d’une interview, j’apprends qu’elle est fille unique et que, si elle a choisi un prénom de garçon, c’est parce qu’elle a toujours rêvé d’avoir un frère. Elle chante des choses qu’elle n’oserait jamais dire à haute voix. Moi, je les écris, caché derrière mon écran d’ordinateur. Ce sont sans doute ces points communs qui me rendent si sensible à sa musique. Sinon, pourquoi ses chansons épouseraient-elles aussi bien la courbe de mes émotions ? Eddi chante la solitude, les fantômes des amours (mal) passées. Sa voix plaintive, soutenue par un piano et une guitare d’une bouleversante fragilité, se marie à la colère sourde qui habite ses paroles (“While you’re fucking some old dusty chair, I’ll be eating bananas and riding a big, black stallion.”). Son monde semble prêt à s’écrouler, mais, en funambule, elle décoche des flèches empoisonnées avec un détachement aérien. Dans la gaze d’une semi-rêverie, elle chante ses démons et fait ainsi écho à toutes les femmes dont le cœur a été brisé au moins une fois. Une grâce intemporelle irradie ses compositions. Ces complaintes, composées entre les quatre murs de sa chambre, auraient tout autant leur place autour d’un vieux piano dans un saloon des années 30. Mais, magnifiées par une production au raffinement solennel, elles se parent d’une étonnante modernité. C’est beau à vous filer la tremblote, la chair de poule, le vertige. C’est caressant comme du velours et piquant comme une épine de rose. Vous demanderez grâce à genoux mais vous ne pourrez bientôt plus vous en passer. Cet EP est un très grand disque, pour ne pas dire Gigantic.