En français dans le texte : Arlt

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– Dis, Papa, c’est quoi une bonne chanson?
– …
– Papa, papa, c’est quoi, une bonne chanson?
– Bah, qu’est-ce que j’en sais, moi? Si je savais, j’en ferais, des chansons. Tu veux pas jouer aux Lego?
– Nan.
– Papa, papa.
– Quoi encore?
– C’est quoi, une bonne chanson-on-on-on-on?
– Ben, j’en sais rien, moi. Une bonne chanson, c’est un truc, quand on l’écoute, ça reste dans la tête…
– …
– …
– Comme Le Petit Bonhomme en Mousse?
– Non, pas exactement…T’es sûr que tu veux pas faire des Lego?
– Nan
– …
– Papa, pourquoi tu fais pas des chansons?
– J’ai une voix de canard, le sens rythmique d’un éléphanteau dans une piscine à balles et le jeu de guitares d’un bandit manchot. Ça te suffit ou tu veux que je continue?
– …
– Tiens, et si on faisait de la pâte à modeler?
– Mais papa alors comment on sait quand une chanson, elle est bien?
– On le sent, c’est tout, c’est comme ça. Y a pas d’explication. Tu sais pourquoi tu aimes ton doudou?
– Nan
– Ben, une bonne chanson, c’est pareil, on sait pas pourquoi on l’aime mais, un moment, on sent qu’on a besoin d’elle tout le temps, on l’emporte partout avec soi, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, pour se sentir moins seul ou juste pour se sentir mieux. On la garde toujours là, dans la tête, et ici aussi, dans le cœur.
Franchement, vous lui auriez répondu quoi, à ma place? Je venais de rentrer d’un séminaire professionnel dans la capitale. Pluie, chambre d’hôtel, métro, boulot, dirlo, “constantes, évolu…blablabla”, panne de stylo, “tions et opti…blablabla”, rêvasserie, dodo, “misations pour l’année de prospection…blablabla”, restau, métro, hôtel, dodo. Pour supporter une telle dose d’ennui, vous avez intérêt à avoir une bonne chanson en stock. Un mantra que vous vous passez en boucle dans l’auditorium de votre cerveau. Ça tombait bien, aussi bien que les trombes d’eau sur la ville morne: un jour ou deux avant le départ, j’avais écouté Arlt pour la première et la huit-cent-quarante-septième fois, à peu près. J’étais tombé, d’abord  par hasard, sur leur album Feu la Figure et, bientôt, j’étais tombé à nouveau, mais des nues cette fois. Ce qui se donnait à entendre ici était tellement différent, tellement plus exigeant, plus tendu et souvent tellement plus beau que tout le reste autour que les bras m’en tombèrent. Au passé simple comme au présent. C’est donc sans mes bras que j’écris cette chronique, ni toute ma tête d’ailleurs, mais, quand j’écoute la plage numéro 2, il fait beau chez moi même quand, à Paris, il pleut. Plage 10, La Ville est triste mais j’emmène en voyage des souvenirs, des images, et cette chanson qui me trotte dans la tête comme le cheval de la plage 5, pas encore crevé. Arlt fait trembler les guitares et accoucher les images. Les voix de Sing Sing et d’Eloïse Decazes donnent naissance à une voie de travers, entre le zoo, le carnaval et l’asile de fous. Les images jaillissent de ce geyser créatif. Il y a du cinéma, de la poésie, de l’amour, de la rage, de la beauté, du grotesque, le grand cirque des sentiments. Et moi, au milieu de ce déferlement, à Paris, Sans mes bras dans la tête, je n’entends plus ni la pluie sur les fenêtres ni les blablas du séminaire. C’est peut-être ça, une bonne chanson, finalement.

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