Octobre, les premiers flocons de neige tombent sur les toits impassibles et les arbres déshabillés. Le ciel est blanc comme une page vierge à remplir d’imagination. Un oiseau fugace cherche un abri réparateur. Caché derrière mes fenêtres, bien au chaud dans mon nid douillet, je le regarde voler maladroitement ; ses petites ailes frigorifiées battent la mesure comme un cœur arythmique. Au loin, une voiture toussote. Des enfants jouent, tremblent de froid, se mouchent le nez. Leurs voix s’éteignent lorsqu’ils rentrent chez eux. Sous un ciel qui ne pense à rien, mes pensées vagabondent. Qui et où suis-je? Vers où faut-il que je me dirige? Un nouveau coup d’œil vers l’horizon laiteux et monotone. Plus même un oiseau pour me servir de guide. Pas de doute, je suis à l’ouest. Brisées les lignes de flottaison. Je tourne en rond comme un poisson dans un bocal. Je fais du surplace et, si je n’avance pas bientôt, la chute est inéluctable. Dehors, les flocons continuent de tomber et mon avenir est une page blanche, une couche neigeuse dans laquelle mon fils imprime ses traces de pas. Qui et où suis-je? La somme de mes erreurs, à la croisée des chemins. Effacer les ratés, les ratures, tous les trop, les pas assez, pour s’inventer un nouveau futur. Ne plus se cacher sous des écharpes de justifications malhabiles, sous des anoraks d’excuses déplacées. Se mettre à nu enfin, s’ouvrir le ventre et déballer ses tripes. Sans excès de mise en scène, sans fioritures, sans décorum. Etre enfin ce que je suis. Un génie, un gentleman, un homme ordinaire, un minable, un arnaqueur, un escroc. Un homme hanté enfin dévoilé. Nu comme Natasha Khan sur la pochette du nouvel album de Bat For Lashes, The Haunted Man.
Là où, dans son précédent album, l’Anglaise d’origine pakistanaise se perdait en bizarreries labyrinthiques, parfois gratuites, elle atteint dans ce nouvel essai une pureté dénuée d’artifices. Tel un joueur de football auquel on aurait demandé de simplifier son jeu pour gagner en efficacité, elle se débarrasse de tous ses oripeaux pour donner naissance à une oeuvre directe, adulte et envoûtante. Fini le temps perdu à trop s’attarder sur la surface des choses, Natasha Khan se recentre sur l’essentiel. Moins porté sur l’exotisme et la luxuriance, The Haunted Man révèle de nouvelles facettes de la personnalité de la chanteuse. L’adolescente de naguère a fait place à une femme à la maturité assumée. Consécutif à une déception amoureuse, l’album porte les interrogations de son auteure sur les rapports hommes/femmes comme en témoigne le merveilleux morceau-titre et son choeur masculin. Plus adulte donc, mais aussi plus intime et plus viscéral que ses prédécesseurs, The Haunted man gagne en profondeur ce qu’il perd en exubérance. Le rapport à l’auditeur se fait plus immédiat sans que Bat For Lashes ne tombe à aucun moment dans la facilité. Au contraire, Natasha Khan réussit la prouesse improbable de concilier simplicité et sophistication. Elle fait sauter la carapace sous laquelle elle dissimulait encore une partie de sa fragilité. Dépouillée des arrangements ampoulés d’antan, la jeune femme laisse éclater une sensibilité non limitée par les effets de style. The Haunted Man est plus organique, plus centré sur la voix de prêtresse païenne de la chanteuse, au sommet de ses possibilités. Elle embarque l’auditeur dans une promenade féerique entre les âges et signe un chef-d’oeuvre de folk intemporel qui n’est pas sans rappeler Kate Bush. Organique, épuré, bouleversant, addictif. Un album qui gagne en consistance à chaque nouvelle écoute et qui, à n’en point douter, fera entrer Bat For Lashes au panthéon des grandes dames de la musique.
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