Je prends le tram et j’entends des voix. Voix stridentes d’adolescents qui se chamaillent ; voix fluette de ma voisine, qui débite la liste des courses pour le repas dominical. Voix désincarnée, qui scande : “Attention à la fermeture automatique des portes”.
Partout où je vais, j’entends ces voix. Elles me poursuivent. Au bureau, dans la rue, au téléphone, je les entends. Impossible d’y échapper. Elles me rappellent que je suis un être humain, entouré de milliards d’autres êtres humains. Une voix parmi tant d’autres. Et même si je parle fort, si je hausse le ton, même si je dis ce que je pense, à la première personne, au premier venu, ou à la radio, je ne suis qu’une voix qui tente de se faire entendre mais qui ne peut pas t’obliger à l’écouter.
J’écoute Voices, le dernier album de Spleen et j’entends des voix. Elles se mettent à nu, se plient en quatre, se superposent, s’enchevêtrent pour donner corps à un univers dense et organique. Il fallait être un peu fou pour se mettre à nu de la sorte, sans oripeau, sans filet. Mais Spleen relève le défi et réinvente au passage la notion d’a cappella. La voix est malaxée, malmenée, elle passe par tous les états : cris, murmures, respirations, râles, reniflements. On se dit – et ça nous arrive rarement – qu’on n’a jamais rien entendu de pareil. Une telle singularité ne saurait passer inaperçue.
Difficile d’adhérer en bloc à l’ensemble de l’album. Voices est une oeuvre de contrastes, alternant lumière et zones ombrageuses, amour et noirceur. L’écoute est exigeante, déroutante, parfois même angoissante. A suivre Spleen dans les méandres de ses pensées, on frôle parfois l’asphyxie, d’autant que le disque est long. A certains moments, on peine à assimiler le tourbillon d’émotions complexes qui nous assaille. C’est peut-être seulement parce que le disque est immense et notre esprit, trop étroit.
Pour apprécier pleinement Voices, il faut accepter, sans a priori, de se laisser bringuebaler entre soul, hip-hop, funk, rock, au gré des instantanés d’émotions de Pascal Oyong-Oly. Il faut accepter de le suivre dans ses traits d’audace qui sont parfois des coups de génie comme cette improbable reprise du Que je t’aime de Johnny, qu’on n’aurait jamais imaginé prendre pareille tournure. Je ne sais pas si Spleen entend des voix qui lui trottent dans la tête mais ce dont je suis sûr, c’est que ses Voices n’ont pas fini de résonner dans la mienne.